Critique de L’égoïsme comme héroïsme de Mathilde Berger-Perrin (Partie 2)

Dans la partie précédente de cette critique, nous avons examiné les erreurs du livre de Mathilde Berger-Perrin qui concernaient les idées d’Ayn Rand. Dans cette seconde partie, nous allons examiner ce qui concerne la vie d’Ayn Rand, sa personne, sa personnalité. Comme pour la première partie, il sera impossible d’être exhaustif tant le livre regorge d’erreurs.

Ayn Rand est une personnalité polémique : de par ses idées, elle s’est faite de nombreux ennemis, et de par sa forte personnalité, certaines personnes ont été en conflit personnel avec elle. Le moins que l’on puisse dire, c’est que beaucoup de gens ne lui ont pas voulu que du bien. Lorsqu’on veut établir une biographie sérieuse d’une personnalité aussi polémique, la prudence est donc de mise pour établir un portrait objectif. Il convient de remonter aux sources premières de ce qui est allégué, de croiser les sources et les témoignages, de prendre avec beaucoup de précaution la version de ceux qui sont juges et partis dans un conflit, de se méfier des rumeurs sans sources, de consulter des points de vue divers, etc. Bref, tout ce que Mathilde Berger-Perrin n’a pas fait.

Avant de se replonger dans le livre, quelques commentaires sur les principales sources biographiques qui servent de base à Mathilde Berger-Perrin.

Les source biographiques de Mathilde Berger-Perrin

Pour les aspects biographiques d’Ayn Rand, L’Égoïsme comme héroïsme de Mathilde Berger-Perrin s’appuie principalement sur deux sources : The Passion of Ayn Rand de Barbara Branden et Ayn Rand and the World she made de Anne C. Heller.

Le livre The Passion of Ayn Rand est extrêmement controversé. Barbara Branden était dans une position très particulière, puisqu’elle fut en conflit avec Ayn Rand à partir de 1968, et que les relations se sont coupées à partir de cette date. Le livre veut se faire passer pour équilibré, mais il s’agit en partie d’un règlement de comptes. S’il eût fallu considérer ce livre comme une biographie sérieuse, la position particulière de Barbara Branden eût dû l’amener à faire une présentation très rigoureuse, documentée, sourcée, vérifiable, objective. Or son livre, au contraire, est en grande partie constitué d’affirmations invérifiables, de psychologisation arbitraire et d’interprétations subjectives, le tout publié après la mort d’Ayn Rand. Il fut totalement contesté par des proches d’Ayn Rand — accusés en conséquence d’être des fanatiques — dont la sœur d’Ayn Rand (voir 100 Voices: An Oral History of Ayn Rand), qui était pourtant dans les les pires termes avec cette dernière. Ce livre donna lieu à plusieurs réponses, notamment le livre de James S. Valliant : The Passion of Ayn Rand’s Critics, qui publia de nouveaux documents inédits issus des journaux personnels d’Ayn Rand contredisant la version Branden ; Facets of Ayn Rand, témoignage d’amis de longue date d’Ayn Rand qui donnent un tout autre son de cloche sur certains aspects du livre de Barbara Branden ; In Defense of Ayn Rand de Virginia L. L Hamel ; un article de Peter Schwartz dans The Intellectual Activist ; et dans The Companion of Ayn Rand, Shoshana Milgram relève, sur ce qui est vérifiable, quelques éléments de déformations éloquents. Aucune de ces sources n’est mentionnée, pas même de façon critique, dans le livre de Mathilde Berger Perrin. Du reste, même si on accepte la biographie de Barbara Branden, certains passages que Mathilde Berger-Perrin ne cite pas contredisent son propos, comme nous allons le voir.

Le livre de Anne Heller n’est pas aussi controversé que celui de Barbara Branden, mais il l’est aussi. En fait, presque toutes les biographies d’Ayn Rand le sont dans un sens ou dans un autre, soit qu’elles soient accusées de dresser un portrait élogieux d’Ayn Rand, soit qu’elles soient accusées de dresser un portrait calomnieux. Mais la seule chose qui nous importe, c’est la rigueur du travail, la solidité des arguments et l’objectivité de la présentation. D’abord, le livre de Heller s’appuie beaucoup sur… Barbara Branden. Ensuite, dans The Companion of Ayn Rand, Shoshana Milgram relève, là encore, des inexactitudes, des cas où la source que cite Heller ne correspond pas à ce qu’elle écrit. D’ailleurs, plusieurs personnes citées comme source dans le livre ont contesté l’utilisation qu’avait faite Heller d’eux, comme par Leonard Peikoff ou Harry Binswanger, proches d’Ayn Rand qui ont estimé que ce livre était une déformation, ou bien Daryn Kent, Betsy Speicher

Le hasard fait que j’ai découvert moi-même sans le vouloir des inexactitudes sur des détails, certes anodins, mais symptomatiques de l’état d’esprit avec lequel Anne Heller a fait son livre. Je m’étais intéressé à une époque à la critique que le philosophe Sidney Hook avait fait d’Ayn Rand dans le New York Times (que nous avons évoqué dans la partie précédente de cette critique), j’avais retrouvé la réponse qu’avait publié Nathaniel Branden à l’époque où il était proche d’Ayn Rand. Nathaniel Branden commence sa réponse à Sidney Hook comme ceci :

Dans sa critique de For the New Intellectual d’Ayn Rand, le professeur Sidney Hook a eu le courage de faire ce que peu, voire aucun des adversaires de Miss Rand n’ont fait par le passé : il a tenté de présenter ce que sont les idées de Miss Rand et d’argumenter contre celles-ci. Malheureusement, il n’est pas à la hauteur de sa mission.

Voici comment Anne Heller, dans sa biographie (page 327), relate ce passage :

Dans trois colonnes denses, il reproche à Hook d’avoir ne serait-ce que tenté “de présenter les idées de Miss Rand”, sans même parler d’argumenter contre ces idées.

On voit que Anne Heller fait un pur procès d’intention. L’article dit exactement le contraire : il dit en substance : “pour une fois, au moins, quelqu’un essaye de présenter et d’argumenter contre les idées de Rand”. Il pense que Hook le fait mal (à juste titre comme nous l’avons vu en première partie), mais ne lui reproche pas du tout de l’avoir fait, contrairement à ce que raconte Heller. Cette dernière écrivait manifestement avec des idées préconçues qui donnent ce genre d’interprétations arbitraires allant dans un certain sens. (On retrouve là le préjugé repris par Mathilde Berger-Perrin selon lequel les Objectivistes dénieraient aux autres le droit de critiquer leur philosophie.)

Un critique a d’ailleurs très bien résumé le biais fondamental du livre de Heller :

Le deuxième problème majeur du livre est que Heller inclut et développe avec bonheur la perspective de toute personne et détracteur impliqué (en particulier les Branden), et sympathise avec tous ceux qui ont rompu avec Rand, mais n’essaie jamais vraiment de considérer la perspective de Rand ou d’inclure ses interprétations. Le livre est très partial en ce sens que la plus grande attention et considération sont accordées aux personnes ayant des opinions négatives sur Ayn Rand, et ces opinions sont considérées comme l’interprétation « correcte » des événements de la vie de Rand, par opposition aux opinions supposément « fanatiques » et « narcissiques » exprimées par Rand et ses partisans et collaborateurs.

A. Twardowski

Et cela se reflétera dans le livre de Mathilde Berger-Perrin.

En outre, Anne Heller prétend dans son livre que sous prétexte qu’elle ne défendrait pas les idées d’Ayn Rand, on lui aurait refusé l’accès complet aux archives. D’après James Valliant, qui a vérifié auprès des archives, ce n’est pas vrai : comme d’autres biographes, elle pouvait avoir accès à tout, simplement, comme d’autres biographes, elle n’avait pour le moment pas le droit d’utiliser le matériel qui n’avait pas encore été publié (qui relève de la propriété privée). Comme elle ne pouvait pas se l’approprier, c’est elle qui aurait refusé ne serait-ce que de regarder.

Un autre problème du livre de Heller, qui concerne plusieurs biographes d’Ayn Rand, c’est aussi sa méconnaissance et son incompréhension de la philosophie d’Ayn Rand, qui est pourtant cruciale pour comprendre sa vie et sa personnalité. (Cela bien sûr n’est pas passé inaperçu. Le critique que je citais plus haut l’a remarqué, mais d’autres aussi.) De sorte que les actions et réactions de Rand, dans le livre de Heller, paraissent parfois complètement insensées. Et par voie de conséquence, comme d’habitude, on leur invente un sens par la psychologisation arbitraire. (Sur ce sujet, Ayn Rand avait écrit un article intitulé “The Psychology of Psychologizing”.) L’absence d’intérêt de Heller pour la philosophie est essentiellement remplacé par un intérêt pour le scandale, dans une approche de type “presse people”.

À tout cela, il faut ajouter que Mathilde Berger-Perrin ajoute elle-même ses propres psychologisations arbitraires et ses propres déformations des sources déjà déformées qu’elle utilise. Nous le mentionnerons le cas échéant. On remarquera qu’à de nombreuses reprises, alors même que les sources originales sont directement accessibles, Mathilde Berger-Perrin cite une source secondaire ou tertiaire.

Enfin, il est à noter également que le livre de Mathilde Berger-Perrin est aussi dans la continuité d’une certaine façon de représenter Ayn Rand au sens où ce qui est censé être une critique de sa philosophie devient souvent une critique ad hominem ou ad personam. Comme d’autres avant elle, Mathilde Berger-Perrin ne discerne pas entre les idées et la personne. Bien sûr, comme je l’ai déjà dit dans la première partie, Ayn Rand ne voyait pas du tout la philosophie et la vie comme étant deux dimensions séparées, elle vivait sa philosophie, considérant qu’elle appliquait ce qu’elle défendait, ce qui est la moindre des choses. Mais comme elle l’a toujours expliqué, il y a une différence entre les idées abstraites et l’application concrète pour chacun dans son contexte personnel. Si on discute philosophie, ce sont les idées, et non les personnes qui doivent être jugées. (Voir notamment la citation sur les “ismes” dans la première partie de cette critique.)

Nous allons voir un exemple de cela dès maintenant.

Extraits et réponse

  1. Les source biographiques de Mathilde Berger-Perrin
  2. Extraits et réponse
    1. Méconnaissance l’histoire de la philosophie ?
    2. Détestation de la contradiction ?
    3. « Couperiez-vous la Bible ? »
    4. Une forme de fanatisme ?
    5. Demande de divorce et procès ?
    6. Les “randroïdes” ?
    7. Rand n’a pas confronté sa pensée à celles des autres ?
    8. Une rhétorique de l’émotion ?
    9. Lecture de seconde main ?
    10. Seulement les « trois A » ?
    11. Insultes ?
    12. Un apaisement psychologique ?
    13. Le déni du cancer ?
    14. Déformation professionnelle ?
  3. Épilogue

Méconnaissance l’histoire de la philosophie ?

Dès l’introduction de son livre, page 15, Mathilde Berger-Perrin fait un procès d’intention à Ayn Rand :

On ne fera pas l’économie de questionnements sur la solidité conceptuelle de l’objectivisme que Rand professe, tant elle dissimule sa méconnaissance de l’histoire de la philosophie derrière des jugements sommaires.

Les “jugements sommaires” d’Ayn Rand sont donc, dit Mathilde Berger-Perrin, une “dissimulation” de son ignorance. Sur quelle base affirme-t-elle la méconnaissance d’Ayn Rand ? La même qu’Alain Laurent : si Rand exprime un avis différent (d’elle ou de ce qui est communément dit) sur un philosophe donné, elle en conclut que Rand ne sait pas de quoi elle parle. Pourtant, même s’il n’y a pas de certitudes sur tout, les archives personnelles d’Ayn Rand nous donnent une certaine idée — et des preuves — des choses qu’elle avait lues. On sait par exemple qu’en dehors des philosophes qu’elle avait pratiqué directement, elle avait lu des historiens de la philosophie tels que B. A. G. Fuller, Wilhelm Windelband, Étienne Gilson, George H. Sabine, William Barrett… entre autres exemples.

Notez que dans une seule et même phrase, Mathilde Berger-Perrin fait un “package” entre la “solidité conceptuelle de l’objectivisme” (dont on a constaté son niveau de connaissance dans la première partie) et la connaissance personnelle d’Ayn Rand de l’histoire de la philosophie, comme s’il ne s’agissait pas de deux choses distinctes. C’est le mélange dont Ayn Rand est régulièrement l’objet entre la critique des idées et la critique de la personne. Cela étant dit, il y a bien un lien entre ce que Mathilde Berger-Perrin appelle des “jugements sommaires” et la philosophie Objectiviste.

Lors d’un cours de Leonard Peikoff intitulé “The Art of Thinking”, on demanda à ce dernier pourquoi l’Objectivisme était souvent rejeté du monde académique (ce qui est un peu moins vrai aujourd’hui). Contre toute attente, Leonard Peikoff répondit que ce n’était pas à cause de la défense de l’égoïsme ou du capitalisme ou de quelque autre question de fond, mais principalement à cause d’un principe qu’Ayn Rand appelait “thinking in essentials” (penser en termes essentiels / penser par l’essentiel / penser par l’essence… principe qui doit être relié à sa vision des “essences” dans Introduction to Objectivist Epistemology.) dont l’application était souvent perçue et qualifiée de simplisme.

Dans sa correspondance avec John Hospers, ce dernier accusa Rand d’être injuste à l’égard de Platon ; il qualifia son idée selon laquelle tous les philosophes sont soit platoniciens, soit aristotéliciens (qui vient de Samuel Taylor Coleridge) de “simplification excessive” ; et laissa entendre que sa condamnation du positivisme logique devait impliquer une ignorance de sa part, puisqu’elle ne distinguait pas entre les différentes visions de cette école.

Je cite quelques extraits de la réponse de Rand :

Sur l’“Injustice” envers Platon. Nathan a classé la tendance anti-raison du dix-neuvième siècle en tant que platonisme, après avoir défini le sens spécifique de l’idée selon laquelle « tout homme et tout philosophe est soit un platonicien, soit un aristotélicien » (cette observation ne vient pas de nous, mais nous sommes d’accord avec cela). Cette classification est fondée sur le conflit métaphysique-épistémologique fondamental parmi les philosophes. Ce n’est pas une “simplification excessive” — mais une large abstraction. Si l’on disait que Marx est la conséquence directe de Platon, cela serait une simplification excessive ; mais dire que Marx, Hegel, Kant et d’autres appartiennent au courant philosophique dont le premier et le plus célèbre représentant fut Platon est une synthèse abstraite dans un contexte qui traite uniquement des principes fondamentaux qu’ils ont tous en commun.

(…)

Vous dites : « Donc lorsque j’entends des gens condamner le positivisme logique comme s’il s’agissait d’UNE SEULE doctrine, sans séparer SPÉCIFIQUEMENT les divers points de vue qui peuvent tomber sous cette catégorie, je me contente de soupirer et en conclue qu’ils ne savent pas de quoi ils parlent. »

John, n’est-il pas temps de laisser tomber ce genre de remarque, si vous n’avez pas l’intention d’être offensant ? Je n’ai pas envie d’avoir à vous le rappeler à chaque lettre. Cessez s’il vous plaît de prétendre que nous sommes ignorants de tout sujet sur lequel vous vous trouvez être en désaccord avec nous. Débattre de cette manière, par de tels moyens et à ce niveau ne m’intéresse pas.

Pour répondre à votre remarque d’un point de vue philosophique, le christianisme compte plus de trois cents sectes, toutes interprétant la Bible différemment et prétendant être la seule véritable version du christianisme. Étant donné que je rejette les prémisses fondamentales de la Bible et du christianisme comme étant intenables, je ne considère pas qu’il est nécessaire de discuter ou de réfuter (ou même d’étudier) l’interprétation particulière de chacune des trois cents et quelques sectes. Et si je devais discuter de la question avec un chrétien à l’esprit philosophique, ce sont des prémisses fondamentales que je discuterais.

(…)

Vous dites que de nombreuses questions ont été « simplifiées à l’excès » dans la conférence, et vous l’attribuez aux nécessités d’une « conférence grand public ». Comme je l’ai mentionné au début de cette lettre (…), vous ne semblez pas utiliser le terme « simplification excessive » dans le même sens que je l’utiliserais, donc je ne suis pas certaine de ce que vous voulez dire. Je comprends la « simplification excessive » comme étant : un bref résumé qui omet l’essentiel et déforme ainsi la question. En ce sens, rien, dans la moindre des conférences n’est « simplifié à l’excès » ; et ni Nathan ni moi ne parlons ou n’écrivons jamais « à un niveau inférieur » pour le « grand public » ; nous jaugeons la connaissance de notre public potentiel et décidons de la quantité d’explication nécessaire, mais nous ne déformons pas les questions pour profiter de l’ignorance des gens. Je soupçonne que ce que vous entendez par « simplification excessive » est une question de quantité de détails donnés sur une question particulière. À cet égard, notre norme de jugement est : la précision des abstractions au moyen desquelles nous présentons l’essentiel d’une question. (Et, en guise de corollaire : si nous étions mis au défi de développer ces abstractions en détails complets, pourrions-nous étayer nos affirmations ? Nous le pouvons et le faisons.)

(Je n’ai pas inclus les passages où elle en dit un peu plus sur sa critique de Platon ou du positivisme logique.)

Dans la somme académique A Companion to Ayn Rand, il y a un chapitre de James G. Lennox (professeur émérite au département d’histoire et de philosophie des sciences de l’Université de Pittsburgh) sur l’approche d’Ayn Rand quant à l’histoire de la philosophie (que l’on peut aussi se procurer indépendamment) qui mériterait d’être cité entièrement sur cette question. Celui-ci montre pourquoi ce que Mathilde Berger-Perrin appelle des “jugements sommaires pour dissimuler une ignorance” est en réalité une approche découlant directement de son épistémologie, notamment le principe de la “pensée par l’essence”, mais pas seulement. Entre autres exemples, sa théorie des définitions objectives est aussi impliquée. Ainsi, lorsqu’elle dit que tel philosophe est “anti-raison”, elle n’ignore évidemment pas que ce philosophe a pu éventuellement se revendiquer lui-même comme défenseur de la raison et développer une argumentation logique — simplement, si ce philosophe soutient une vision de la raison coupée de la perception sensorielle (ce qui est le cas de beaucoup de philosophes), le fait qu’il utilise ce même mot n’empêche pas de le qualifier d’anti-raison, bien au contraire.

Ainsi, la moindre des choses pour une critique honnête (sur le plan des idées, sans procès d’intention ou ad hominem) de l’approche qu’a Ayn Rand de l’histoire de la philosophie consisterait à réfuter ses principes épistémologiques à la racine et/ou à montrer que son estimation est inexacte à partir de ses propres principes épistémologiques. Mathilde Berger-Perrin ne fait ni l’un ni l’autre. Elle se contente d’un jugement sommaire, mais je me garderai bien pour ma part de l’accuser de vouloir par là dissimuler une ignorance.

Ce qui serait peut-être, selon Mathilde Berger-Perrin, un exemple de “jugement sommaire” serait l’idée qu’elle attribue à Rand page 53 de son livre, que “tous les idéalistes se valent” (elle fait ici référence à l’idéalisme métaphysique) puisque Rand les met tous “dans le même paniers de ‘sorciers’”. Or Rand n’a jamais dit que tous les idéalistes se valaient. C’est une interprétation arbitraire de Mathilde Berger-Perrin. Même si Rand utilise une large abstraction qu’elle appelle les “Sorciers” pour parler de façon générale et en termes essentiels (conformément au principe de la “pensée par l’essence”) de tous les penseurs qui se détournent de la réalité physique, elle n’a jamais dit que tous les individus particuliers qu’elle englobe dans cette abstraction avait nécessairement le même degré de tort ou qu’elle portait exactement le même jugement sur chacun d’eux individuellement. Et la preuve de cela, est que même si elle s’opposait à la philosophie de Platon, elle avait tout de même une relative considération pour lui, comme on l’a vu dans la citation issue de “The Chickens’ Homecoming” dans la première partie de cette critique. (Et comme le cours d’histoire de la philosophie de Leonard Peikoff de 1972 le confirme.)

Enfin, il faut également ajouter que Rand avait un principe d’écriture — qu’elle expliqua dans son cours sur l’écriture non fictionnelle publié sous le titre The Art of NonFiction — selon lequel il ne faut jamais dire tout ce que l’on sait réellement sur le sujet de notre écrit. Au deuxième chapitre de son cours, elle dit par exemple :

Quoi que vous écriviez — une œuvre théorique sur une idée révolutionnaire ou un petit article sur une chose concrète restreinte — vous ne pouvez dire tout ce que vous savez sur le sujet. Il faut pleinement accepter cette prémisse, afin qu’elle fasse partie de votre subconscient et opère automatiquement.

Plus loin, au sixième chapitre : 

Pour écrire un article, même court, vous devez en savoir beaucoup plus que ce que vous mettez sur papier. Pour un livre, vous devez connaître l’équivalent de dix livres, afin de pouvoir faire preuve de sélectivité et d’être sûr de ce que vous dites.

(Je ne cite pas tous les détails expliquant pourquoi elle soutient ce principe d’écriture et renvoie le lecteur au livre en question.)

En résumé, Mathilde Berger-Perrin, sur ce sujet comme sur bien d’autres, prend ses prémisses pour acquises et ne discute pas au niveau fondamental (c’est-à-dire au niveau philosophique). Elle prend une différence d’approche philosophique (ou un désaccord philosophique) pour en faire l’objet d’une attaque personnelle.

Détestation de la contradiction ?

Toujours dans cette même introduction, toujours page 15, Mathilde Berger-Perrin a une phrase quelque peu confuse, mais qui ressemble à une autre attaque personnelle :

Si elle détestait la contradiction, ce n’est que rendre justice à son exigence intellectuelle que de relever les limites de la sienne.

On ne sait pas exactement si Mathilde Berger-Perrin veut dire que Rand détestait le fait de se contredire et qu’elle se contredisait elle-même — ou bien si elle veut dire que Rand n’acceptait pas que l’on soit en désaccord avec elle. Comme je pense que les lecteurs comprendront plutôt la seconde hypothèse, je répondrais à cette dernière.

Cette caricature vient du fait qu’Ayn Rand défendait (et assumait de défendre) ses positions de façon très forte, très affirmée, intransigeante, voire véhémente. Mais cette façon de défendre ces positions n’implique absolument pas qu’elle “détestait” la contradiction en tant que telle, ce qui est un raccourci arbitraire.

Si l’on accepte l’une des sources biographiques de Mathilde Berger-Perrin elle-même, à savoir Barbara Branden, celle-ci infirme pourtant parfois cette vision. Je cite le livre de Barbara Branden, page 246-247 :

Un soir, j’emmenai l’un de mes professeurs de philosophie de l’UCLA la rencontrer. Ce n’était pas un admirateur de son œuvre ; ses opinions étaient diamétralement opposées aux siennes ; mais c’était un homme largement respecté dans son domaine qui avait exprimé un grand intérêt à rencontrer Ayn. C’était une soirée mémorable. Ils discutèrent et débattirent avec un plaisir mutuel enthousiaste ; Ayn était à son plus incisif et son plus animé, rassemblant de puissants arguments pour ses positions. Ils discutèrent métaphysique : il était platonicien, Ayn aristotélicienne ; ils discutèrent morale : il était utilitariste, elle défendait l’intérêt personnel ; ils discutèrent politique : il était socialiste, elle défendait le capitalisme. À l’aube, alors que le professeur et moi quittions les lieux, il m’a dit, visiblement perturbé : « Elle a trouvé des failles béantes dans toutes les positions philosophiques que j’ai défendue toute ma vie  — des positions que j’enseigne à mes étudiants, des positions sur lesquelles je suis une autorité reconnue  — et je suis incapable de répondre à ses arguments ! Je ne sais pas quoi faire ! » Il trouva une solution : il refusa de revoir Ayn et il continua de défendre ses anciennes convictions.

Si cette histoire est avérée, qui ne supporte pas la contradiction ici ? Soit dit en passant, n’est-il pas étrange qu’une philosophie censée “faire sourire les philosophes chevronnés” (page 44 dans L’égoïsme comme héroïsme) puisse en pratique, d’après les propres sources de Mathilde Berger-Perrin, désarçonner les philosophes chevronnés ?

Indépendamment de ce que raconte Barbara Branden, qui n’est de toute façon pas une source très fiable, la correspondance d’Ayn Rand prouve clairement qu’elle discutait très longuement et respectueusement avec des gens qui n’étaient pas d’accord avec elle. On peut d’ailleurs citer cette phrase d’une lettre à Brand Blanshard :  “Je sais qu’il y a de nombreux sujets en éthique sur lesquels nous sommes en désaccord, mais c’est toujours un plaisir de lire votre manière d’aborder les problèmes philosophiques.” ou bien celle-ci, d’une lettre au professeur John Herman Randall : “Bien que je sois en désaccord avec vous sur nombre de points, je considère que votre livre est d’une grande valeur et d’une grande importance sur la scène culturelle contemporaine.

On peut citer également un extrait d’une interview de 1967, dont l’extrait est publié dans Objectively speaking :

J’ai été invité par un jeune professeur à m’adresser à des étudiants en économie d’entreprise. Environ 400 personnes se sont entassées dans la salle de classe pour écouter mon sujet, « Qu’est-ce que le capitalisme ? » (…) La partie la plus fascinante était la séance de questions. Il était évident d’après les questions que la plupart des étudiants n’étaient pas d’accord avec mon point de vue. Pourtant, ils étaient intéressés ; leurs esprits étaient actifs. Ils posaient des questions polies, appropriées et intelligentes. Ils réagissaient à ma certitude morale. Ils n’avaient pas besoin d’être d’accord avec moi.

Ensuite, de nombreux témoignages divers de gens qui l’ont connu personnellement ne coïncident pas avec cette caricature. J’en citerai quelques uns issus du livre 100 Voices: An Oral History of Ayn Rand .

Daniel Greene (page 208) :

Comment était-elle lorsque vous aviez ces désaccords ?

Bien des fois, ils étaient amicaux, mais elle était une personne extrêmement intense. Elle défendait ses points de vue avec véhémence. (…) Pas hostile ou impoli, mais elle n’y allait pas par quatre chemins du tout.

Don Ventura (page 244) :

N’était-ce pas un problème pour Miss Rand que les gens soient en désaccord avec elle ?

En général, non. Elle s’énervait bien sûr, mais elle était généralement tellement focalisée sur le contenu et sur ce qu’elle cherchait à découvrir qu’elle n’avait pas conscience du moindre autre problème en jeu, comme dans ce cas de figure. Si cette personne s’est sentie intimidée, ce n’était pas son intention. Elle n’a jamais eu l’intention d’intimider, même si cela arrivait.

Perry Knowlton (page 311) :

J’étais quelque peu étonné qu’elle ne soit pas telle que les gens m’avaient dit qu’elle était. Mon déjeuner avec elle était vraiment incroyable. Je lui ai dit franchement que je n’étais probablement pas la personne qu’elle cherchait parce que je suis un progressiste. Mes parents étaient républicains, et je luttais pour me libérer de la pression parentale, car j’étais vraiment démocrate. Elle m’a demandé pourquoi. J’ai expliqué pourquoi, et elle a dit : “D’accord, tu as le droit de penser ce que tu veux, et j’y suis favorable.” (…) Nous débattions toujours à propos de certaines choses, mais ce n’étaient jamais des disputes, juste des discussions. Elle riait, je riais, et elle disait : « Nous apprenons des choses l’un de l’autre, Perry. » Nous étions en désaccord sur les questions environnementales. (…) Mais elle adorait toujours la discussion. Elle disait : « J’ai appris des choses, tu as appris des choses, et c’est ainsi que nous apprenons. »

Tania Grossinger (page 297) :

J’ai lu ses livres et je lui ai dit que je n’étais pas d’accord avec elle. Elle a respecté mon désaccord. Il n’y a jamais eu de dureté. Elle n’a jamais essayé de changer mon opinion.

Eugene Winick (page 323-324) :

Quelle était sa réaction lorsque vous disiez : “Je ne suis pas d’accord sur X” ?

Elle abordait la question de manière très rationnelle — l’un de ses termes préférés — et elle m’expliquait pourquoi j’avais tort et elle avait raison.

A t-elle jamais réussi à vous faire changer d’avis ?

Je ne pense pas, jamais.

Avez-vous jamais réussi à la faire changer d’avis ?

Je ne pense pas, mais elle était assez tolérante avec moi.

Arline Mann (page 459) :

Harry était très enthousiaste dans ses discussions avec elle. Harry et Ayn avaient l’habitude de s’engager dans des débats philosophiques, ce qui était très amusant pour eux. Bien que les discussions puissent être animées, il n’y avait absolument rien de haineux à leur sujet.

Larry Cole (psychologue influencé par B. F. Skinner, page 469)

Elle ne semblait pas être une grande fan de Skinner, ce qui m’a un peu surpris, ne serait-ce que parce qu’il ne souscrivait pas au mysticisme prévalent en psychologie. Dans un monde où il y avait ce genre de choix, je pense qu’elle respectait celui que j’avais fait, même si elle était respectueusement en désaccord.

Par ailleurs, lors d’un passage au Donahue Show en 1980, Ayn Rand a justement un échange avec Phil Donahue sur ce sujet. Phil Donahue n’est clairement pas d’accord avec elle, pourtant Rand semble apprécier leur échange. Elle lui dit notamment :

Vous savez, ce n’est pas pour vous flatter, mais je pense que vous êtes un bon adversaire. Vous posez des questions intelligentes, vous le montrez lorsque vous êtes en désaccord, mais vous vous focalisez sur les idées.

Tout comme Rand étant intransigeante sur ses idées, elle l’était également sur son idée du respect. Ce qu’Ayn Rand “détestait” ce n’était pas d’être contredite en tant que telle, mais la manière irrespectueuse dont cette contradiction pouvait être amenée à son égard, par exemple sous forme d’attaque personnelle, comme le fait Mathilde Berger-Perrin. Il y a suffisamment de preuves qui démontrent qu’elle n’avait aucun problème avec le désaccord, si tant est que celui-ci soit cordial, respectueux, argumenté, focalisé sur les idées.

Soit dit en passant, toujours dans son introduction page 15, Mathilde Berger-Perrin affirme aux détours d’une phrase qu’Ayn Rand était “dépourvue de second degré”. Là encore, de nombreux témoignages (ou propos directement accessibles d’Ayn Rand) infirment cette caricature, on pourra en trouver plusieurs dans 100 Voices: An Oral History of Ayn Rand, mais à ce sujet je suggérerais particulièrement de lire le portrait que fait Tania Grossinger d’Ayn Rand dans son autobiographie intitulée : Memoir of an independent woman. (Et à toutes fins utiles : Tania Grossinger n’a jamais été partisane de la philosophie d’Ayn Rand.)

« Couperiez-vous la Bible ? »

Un peu plus loin, page 58, Mathilde Berger-Perrin sert une fameuse tarte à la crème :

Devant un éditeur qui tordit le nez devant le poids du manuscrit de La Grève, elle avait répondu : “Couperiez-vous la Bible ?”

Anecdote souvent répétée, mais évidemment, on ne mentionne pas que celle-ci a été réfutée. (Anne Heller, d’où Mathilde Berger-Perrin a peut-être pris cela — car elle ne cite pas de source ici — ne le mentionne pas non plus.) L’éditeur en question était Benett Cerf, qui au-delà d’être éditeur, était aussi un homme de média de divertissements, une personne assez superficielle qui aimait raconter des blagues et des histoires. Lorsque cette anecdote fut racontée la première fois en 1977, Harry Binswanger demanda à Ayn Rand si c’était vrai, et elle lui aurait répondu avec indignation : “Je n’ai jamais dit cela : la Bible a bien besoin d’être coupée.

C’est, bien sûr, une parole contre une autre, mais on constate que Mathilde Berger-Perrin n’en cite qu’une seule, celle qui va dans un certain sens.

Une forme de fanatisme ?

Page suivante, page 59, nous retrouvons la fameuse et inévitable litanie selon laquelle l’Objectivisme serait en réalité un culte d’Ayn Rand :

En 1960, Nathaniel Branden met au point une forme de credo comme prérequis à faire adopter aux étudiants de l’Objectivisme. À en juger les trois premiers articles, difficile de ne pas y voir une forme de fanatisme :

  • Ayn Rand est le plus grand esprit humain qui ait jamais vécu ;
  • La Grève est le plus grand exploit réalisé dans l’histoire de l’humanité ;
  • Ayn Rand est l’arbitre suprême dans toute question relative à ce qui est rationnel, moral, approprié à la vie de l’homme sur Terre…

Sa source pour cette affirmation est le livre de Anne Heller. Mais elle aurait très bien pu puiser à la source originale, à savoir le livre de Nathaniel Branden, Judgement Day. À de nombreuses reprises dans son livre, Mathilde Berger-Perrin passe par le filtre d’une source secondaire comme Heller pour des choses où la source originale est accessible.

Que raconte Nathaniel Branden ? Il écrit ceci (page 255-256 de la première édition de son livre Judgment Day) :

Il y avait des prémisses implicites dans notre monde, auquel tout le monde dans notre cercle souscrivait, et que nous transmettions à nos étudiants du NBI :

  • Ayn Rand est le plus grand être humain qui ait jamais vécu ;
  • Atlas Shrugged est le plus grand accomplissement réalisé dans l’histoire du monde ;
  • Ayn Rand, en vertu de son génie philosophique, est l’arbitre suprême dans toute question relative à ce qui est rationnel, moral, approprié à la vie de l’homme sur Terre.

(…)
Nous n’étions pas un culte au sens littéral du mot tel qu’on le trouve dans un dictionnaire, mais il y avait un aspect cultuel dans notre monde (dans le même sens où on pourrait parler, dans les premières années de la psychanalyse, du “culte de Sigmund Freud” ou du “culte de Wilhelm Reich”). Nous étions un groupe organisé autour d’un leader charismatique, dont les membres se jugeaient entre eux principalement par la loyauté envers ce leader et ses idées.

Ce n’est pas Ayn elle-même qui créa cette atmosphère. Nous y contribuions tous activement. (…) Tout notre groupe nourrissait la vision exaltée qu’avait Ayn Rand d’elle-même, et nul ne le faisait avec plus de ferveur que moi. En fait, je lui ai souvent dit qu’elle sous-estimait sa propre grandeur. J’en étais absolument convaincu.

Contrairement à ce que laisse entendre Mathilde Berger-Perrin — et Stéphane Legrand avait dit la même sottise dans un reportage sur Arte — ce que raconte Nathaniel Branden ici, ce n’est absolument pas qu’il faisait accepter aux étudiants comme “prérequis” (sic) une charte avec les articles en question. Cela est de la pure fiction. Si on le lit dans le contexte, on comprend très bien que ce qu’il raconte, ce sont tout simplement ses impressions subjectives sur l’ambiance “implicite” qui régnait alors dans l’entourage de Rand. Ambiance dont il dit lui-même qu’Ayn Rand n’y était pour rien, que cela le concernait surtout lui-même. D’ailleurs, dans le même livre, page 288, Nathaniel Branden cite Ayn Rand déclarant ceci :

Je n’aime pas l’adulation personnelle ni aucune atmosphère de “fan”. Ce ne sont pas mes termes. J’apprécie l’intention d’une manière impersonnelle et professionnelle, mais cela ne signifie rien pour moi personnellement. Lorsque quelqu’un me complimente, ma première question est : Quelle est mon estimation de la source des compliments ? Est-ce un esprit que je respecte ? Lorsque c’est un esprit qui comprend ce que j’ai fait, alors c’est un immense plaisir. Mais tout ce qui est en deçà, non.

J’ai parlé tout à l’heure du caractère controversé de la biographie de Barbara Branden. C’est aussi le cas des mémoires de Nathaniel Branden (peut-être plus encore), qui est dans la même position de règlement de compte, et qui fut aussi dans le viseur de la réponse de James S. Valliant : The Passion of Ayn Rand’s Critics. Dans ce dernier ouvrage, les éléments de preuves objectives directement tirés du journal d’Ayn Rand montrent que beaucoup des impressions subjectives de Nathaniel Branden racontées dans ses mémoires sont erronées.

Maintenant, oui, comme beaucoup de grands artistes et intellectuels, Ayn Rand a eu des “fans” au comportement irrationnel, qui ne comprenaient sans doute pas grand chose, et notamment ce que signifiait la pensée indépendante que Rand professait. La question est : comment réagissait-elle face à une telle attitude ? Même en mettant de côté la dernière citation du livre de Branden, il y a plusieurs éléments de preuve qui apportent des réponses à cette question, notamment cette lettre de 1961, en réponse à un fan :

J’apprécie votre intérêt pour mes romans, mais je dois vous faire remarquer que les choses que vous écrivez dans votre lettre sont en contradiction directe avec ma philosophie. Vous écrivez : “Vous êtes la seule personne en ce monde que je suivrais aveuglément. Je crois tout ce que vous dites” et : “Nous vous appelons en plaisantant ‘Notre Dieu’, mais je pense que ce n’est peut-être pas du tout une plaisanterie.”

Ma philosophie défend la raison, pas la foi ; elle exige que les hommes réfléchissent, n’acceptent rien sans une compréhension et une conviction rationnelles pleines et entières, sans preuve factuelle et démonstration logique. Un disciple aveugle est précisément ce que ma philosophie condamne et ce que je rejette. L’Objectivisme n’est pas un culte mystique.

Comme vous êtes très jeune, je vous suggère d’étudier plus attentivement la philosophie.

D’autre part, lorsque le Nathaniel Branden Institute ferma en 1968, Ayn Rand publia “To Whom it may Concern”, dans lequel elle écrivait ceci :

Je n’ai jamais voulu et ne veux pas être le leader d’un « mouvement ». J’approuve les mouvements philosophiques ou intellectuels, dans le sens d’une tendance croissante parmi un certain nombre d’individus indépendants partageant les mêmes idées. Mais un mouvement organisé est une autre affaire. Le Nathaniel Branden Institute n’était ni l’un ni l’autre ; il fut conçu comme une organisation purement éducative, mais n’a pas fonctionné pleinement en tant que tel, et à certains moments, il était devenu une source d’embarras professionnel pour moi.

Sur ce sujet, ce qu’il faut comprendre, c’est que ce que certains ont appelé le “culte d’Ayn Rand” fut en réalité un attitude de Nathaniel Branden, attitude que ce dernier essaya d’insuffler autour de lui, et que tout cela se faisait à l’insu d’Ayn Rand, et en contradiction avec les principes de sa philosophie.

Demande de divorce et procès ?

Page 60, nous avons un des passages le plus fantastiques du livre :

À New York, l’appartement de Rand et de son mari Franck O’Connor devient le rendez-vous hebdomadaire obligé de son cercle restreint d’admirateurs. C’est là que sont nés les dérives sectaires. L’économiste Rothbard s’y voit jugé par le comité. Son diagnostic est exposé à tous : sa femme est presbytérienne ; il doit la quitter ou renoncer à l’objectivisme. Il est excommunié au terme d’un procès par contumace organisé dans le salon des O’Connor. D’autres ont également subi la sentance objectiviste par la suite, notamment Barbara Branden, femme de l’amant d’Ayn Rand, Nathaniel Branden.

Ce passage colporte ce qui est purement et simplement une rumeur (je parle de l’histoire de Rothbard, qui, soit dit en passant, n’était pas encore économiste). Mais, dira t-on peut-être, Mathilde Berger-Perrin cite une source ! En effet, à la fin de la dernière phrase elle inscrit en note de bas de page : “Barbara Branden, op. cit., p. 351.” Pour un lecteur peu scrupuleux, cela peut suffire à donner l’impression que la chose est établie. Sauf que la source qu’elle indique ne parle pas du tout de l’histoire de Rothbard. Et pour cause, puisque Barbara Branden a toujours nié catégoriquement cette rumeur. Lorsqu’on lui posa la question à ce sujet en 2001, Barbara Branden répondit ceci :

Barbara Branden (1929-2013)

Vous avez demandé si la rumeur — selon laquelle Ayn Rand aurait dit à Murray Rothbard qu’il devait divorcer de sa femme parce qu’elle était croyante — était fausse. Elle est totalement fausse. J’étais présente à chacune des (très rares) réunions entre Ayn Rand et Murray, et rien de tel ne s’est jamais produit. En outre, ce n’était pas du tout dans son caractère : elle ne disait jamais à l’un des conjoints ce qu’il devait faire à l’égard de l’autre.

Pour répondre à vos autres questions : Murray n’a jamais été très proche d’Ayn Rand. Malgré ses écrits affirmant le contraire, il ne l’a rencontrée que quelques fois — parce qu’elle ne l’appréciait pas dès leur première rencontre. Lorsque je l’ai interviewé plus tard pour The Passion of Ayn Rand, il m’a parlé de leurs rencontres, reconnaissant clairement que le fait qu’ils ne se sont rencontrés que quelques fois était vrai ; évidemment, il savait que je connaissais la vérité, et qu’il ne pouvait pas faire semblant avec moi. J’ai l’intégralité de l’interview sur cassette.

Murray n’est pas parti de son propre chef. Il avait écrit un article (j’ai oublié pour quelle publication) dans lequel il plagiait clairement ma thèse de master sur le sujet du libre arbitre — c’est-à-dire qu’il utilisait mes arguments sans m’en donner le crédit. Nathaniel lui demanda de rectifier cela, peut-être en faisant une lettre à l’éditeur de la publication ; il n’aurait pas eu à admettre le plagiat, mais pourrait dire quelque chose comme quoi il avait négligé de me créditer. Il refusa, niant le fait évident qu’il m’avait plagié — et nous mirent fin à notre relation avec lui.

Dans un autre message de 2007, Barbara Branden réitéra et nia qu’on ait demandé à Rothbard de convaincre sa femme :

Barbara Branden (1929-2013)

A propos de Murray Rothbard : Il n’a jamais fait partie du “Cercle de Rand”. Il lui a rendu visite — avec un groupe d’amis et de connaissances — plusieurs fois, c’est tout. Dès le début, elle ne l’aimait pas, mais continuait à le voir parce qu’il lui avait écrit une belle lettre de fan enthousiaste sur Atlas Shrugged, et en dépit de son anarchisme, elle voulait lui accorder le bénéfice du doute le plus longtemps possible. Rand, Nathaniel ou qui que ce soit d’autre ne lui a jamais dit — ni n’a jamais laissé entendre — qu’il devait convertir sa femme hors de la religion sous peine d’excommunication ; on ne lui a pas non plus dit — ni laissé entendre — qu’il devait divorcer si elle continuait à être religieuse. Il a été rejeté par Rand lorsqu’elle l’a accusé de plagier ses idées (et les miennes) sur la nature du libre arbitre.

Ayant moi-même plus haut mis en cause la crédibilité du témoignage de Barbara Branden, cela veut-il dire qu’il ne faut pas le prendre en compte ? On peut l’oublier, mais cela veut dire non seulement que presque tout ce qui sert d’appui aux données biographiques de Mathilde Berger-Perrin s’effondre (y compris Anne Heller), mais en outre, cela ne changera rien au fait que Mathilde Berger-Perrin ne mentionne aucune source pour son récit.

Mais je vais aider Mathilde Berger-Perrin en lui donnant la source de cette rumeur. Il s’agit d’un article de Murray Rothbard publié dans le magazine Liberty en septembre 1989. (Notez que le titre de cet article n’est pas “Ma rupture avec Ayn Rand”, mais : “Ma rupture avec Branden et le culte d’Ayn Rand”.)

Que dit Rothbard dans cet article ? D’abord, Ayn Rand n’est à aucun moment impliqué dans son récit, cela ne concerne que Nathaniel Branden et lui. Toujours selon son propre récit, l’idée qu’il dût quitter sa femme est une idée qui vient de Rothbard lui-même au départ : en effet, il commence par dire que, comme il savait que le groupe était athée, c’est lui-même qui a demandé à Nathaniel Branden s’il devait quitter sa femme ! Il avait donc ce postulat en tête dès le départ. Ce à quoi Nathaniel Branden aurait répondu : “Bien sûr que non ! Comment as-tu pu penser que nous étions de tels monstres ?”

Mais, ajoute t-il, si Branden “disait techniquement la vérité”, Rothbard est quand même arrivé à la conclusion qu’il était censé essayer de convertir sa femme à l’athéisme et la quitter s’il n’y arrivait pas. Comment en arrive-t-il à cette interprétation ? De la manière suivante : Nathaniel Branden aurait demandé à la femme de Rothbard d’écouter leurs réfutations des arguments en faveur de Dieu. La femme de Rothbard ayant écouté et n’ayant pas été convaincue, Nathaniel Branden aurait été troublé et aurait demandé à Rothbard si cela ne lui faisait rien. Et comme ce dernier a dit que cela ne lui faisait rien, Nathaniel Branden lui a dit en substance qu’à sa place, il aurait essayé de discuter avec sa femme pour qu’ils se mettent d’accord.

Toute cette rumeur est donc construite à partir de cette dernière déclaration (si elle est vraie) de Nathaniel Branden qui dit en substance — selon le propre récit de Rothbard épuré de toute extrapolation subjective — que lui ne pourrait apparemment pas être avec une chrétienne.

Il est possible que le propos de Nathaniel Branden, s’il est avéré, ait été inapproprié dans le contexte. Mais cela ne concerne que Nathaniel Branden. D’après les propres mémoires des deux Branden, la plupart des comportements les plus “cultuels” que Nathaniel Branden a eu à cette époque se faisaient en l’absence et à l’insu d’Ayn Rand.

J’attire l’attention du lecteur, d’une part sur l’écart entre ce récit et la rumeur telle qu’elle aboutit dans le livre de Mathilde Berger-Perrin, et d’autre part, sur le fait que cette rumeur, même dans le récit de Rothbard, n’est basée sur aucun fait objectif mais est entièrement basée sur une spéculation de sa part, même si on accepte tous les éléments factuels de son récit.

Il existe un enregistrement audio de 1996 où la femme de Rothbard raconte sa version, et à aucun moment elle ne dit qu’Ayn Rand aurait demandé à Rothbard de la quitter, elle le formule exactement comme suit (à partir de 7 mn 10 dans l’audio) :

Murray disait toujours qu’ils auraient nié cela, mais il pensait qu’ils me donnaient une chance d’abandonner ma foi et que si je ne le faisait pas, on attendrait de Murray qu’il divorce avec moi.

C’est ce que Rothbard pensait. Or ce n’est pas parce que Rothbard a cru ou imaginé qu’on attendait de lui qu’il divorce, que c’était effectivement le cas, et il y a de bonnes raisons d’en douter, du moins de la part de Rand (qui n’a en tout cas jamais elle-même coupée le contact avec ses amis chrétiens sur un tel motif).

Les raisons de douter des spéculations de Rothbard est que si Ayn Rand était une athée intransigeante dans ses convictions, un certain nombre d’éléments indiquent néanmoins qu’elle respectait les croyances religieuses d’autrui (pourvu, naturellement, que l’on ne se revendique pas de sa philosophie). D’abord, dans sa correspondance, on peut lire et examiner plusieurs lettres, très respectueuses, écrites à des croyants : sa lettre du 23 octobre 1943 au révérend Dudley et sa lettre à un prêtre catholique du 20 mars 1965. Elle a cité à plusieurs occasions des personnalités religieuses, tels que Reinhold Niebuhr, le révérend Ike, sans parler bien sûr de Thomas d’Aquin…

Ensuite, elle avait elle-même des chrétiens dans son entourage et parmi ses proches. On peut citer par exemple le témoignage d’Eloise Huggins, amie de Rand jusqu’au dernier jour, dans 100 Voices (pages 447-448), très parlant à cet égard. (J’aimerais le citer extensivement, mais ce serait trop long.)

Toute la famille du mari de Rand, à laquelle elle rendait visite régulièrement (on le sait par la nièce de son mari, Cathy O’Connor), était chrétienne. Son amie Isabel Paterson était également chrétienne et on sait qu’elles ont beaucoup discuté de ce sujet (voir leur correspondance). Même après avoir coupé contact (non pas pour divergence religieuse, mais à cause des penchants antisémites d’Isabel Paterson), Rand continuait à respecter ses idées et à recommander ses écrits.

Enfin, dans les cercles de ses étudiants, certains avaient évidemment des parents chrétiens. C’était par exemple le cas de Joan Kennedy Taylor. Dans une interview de 1993 qu’elle donna pour Full Context (et qui est dans ses archives), Taylor raconte :

Je me souviens, une fois mon père parlait d’un ami à lui qui était décédé, et il disait : “Puisqu’on sait que la matière ne peut être ni créée ni détruite, pourquoi la conscience serait-elle créée ou détruite, peut-être y a-t-il une sorte de vie après la mort ?” Et après cette conversation, Ayn m’a prise à part et m’a dit : “Ne va pas essayer de le convaincre du contraire. Ne débat pas avec lui ; c’est un vieil homme et cela lui apporte un certain réconfort.” Son idée était que si je n’étais pas retenu, je me lancerais immédiatement dans une sorte de théorie Objectiviste. Elle ne voulait pas que je fasse cela, et je l’ai toujours apprécié. J’ai beaucoup apprécié l’ensemble de sa relation avec mon père.

La rumeur de Rothbard s’est propagée ensuite par un article — aujourd’hui disparu, mais il y a des traces — de Samuel Francis (ami proche de Rothbard, catholique et “nationaliste blanc”) qui commenca à déformer le propre récit de son ami décédé entre temps, en racontant que Rand elle-même aurait donné six mois à Rothbard pour convertir sa femme à l’athéïsme ! Puis par la biographie de Justin Raimundo publiée en 2000, An Enemy of the State, qui reprend un peu plus fidèlement la version de Rothbard et de sa femme, mais ajoute d’autres spéculations d’implications de Rand. Ce livre est une source tellement fiable qu’il affirme aussi par exemple, contre les preuves matérielles disponibles, qu’Ayn Rand était déterministe avant de rencontrer Rothbard dans les années 50 ! (Le journaux personnels d’Ayn Rand, publiés en 1997, prouvent le contraire, voir par exemple ce qu’elle écrit le 9 mai 1934.) En France, Sébastien Caré a repris la rumeur via Justin Raimundo, en la déformant encore un peu plus au passage. Bref, la rumeur se promène ici et là, toujours un peu plus déformée, et vit sa belle vie de rumeur, se retrouvant aujourd’hui dans le livre de Mathilde Berger-Perrin.

Enfin, je reviens sur la dernière phrase de Mathilde Berger-Perrin qui disait : “D’autres ont également subi la sentence objectiviste par la suite, notamment Barbara Branden, femme de l’amant d’Ayn Rand, Nathaniel Branden.” C’est cette phrase pour laquelle elle cite une source, à savoir Barbara Branden elle-même. Mathilde Berger-Perrin parle de “procès par contumace”, de “sentence”… Or un “procès par contumace” est un procès où l’accusé n’est pas présent. Question : Comment sait-on qu’il s’agissait d’un “procès” si la personne est absente, et qu’elle est elle-même la seule source de cette affirmation ? Car en effet, la seule chose que raconte Barbara Branden à la page citée par Mathilde Berger-Perrin et qui ne relève pas d’une interprétation subjective, c’est qu’Ayn Rand voulait qu’elle soit présente à une réunion, et que Barbara, considérant que cela allait être un procès, refusa de venir. C’est tout.

Cette allégation de “procès Objectivistes” reprise sans réflexion ni vérification par tous ceux qui veulent colporter l’idée que l’Objectivisme serait (ou aurait été) une secte semble être, une fois encore, en grande partie montées en épingle, ou pour être indulgent, une question d’interprétation. De fait, tous les acteurs de ces événements n’ont pas eu cette lecture. Dans le livre de Barbara Branden, qui est le point de départ de cette rumeur, il est en réalité mentionné un seul cas vaguement apparenté à cela (page 270-271), un cas sur lequel Barbara Branden donne très peu d’informations d’ordre factuelles tout en le présentant de façon très subjective (elle ne dit pas que c’est un procès mais que cela avait “l’aura d’un procès”), et où, comme toujours, c’est Nathaniel Branden — et non Ayn Rand — qui fait office de “procureur” et qui était à l’initiative. De cette anecdote, on sait simplement qu’une jeune fille du collectif a eu une discussion en présence d’Ayn Rand et Nathaniel Branden où elle a parlé de ses problèmes sentimentaux, et où Branden lui aurait dit, en substance, qu’il y avait chez elle de la mentalité de seconde main. C’est tout ce que l’on a en terme de fait (sans plus de contexte), sur un seul cas, le reste est interprétation.

Les “randroïdes” ?

Toujours page 60, Mathilde Berger-Perrin enchaîne avec ce paragraphe qui ne concerne pas Ayn Rand directement, mais que j’ai inclus dans cette partie, car elle s’en prend — encore — aux personnes et non aux idées :

Aujourd’hui encore, des communautés de randiens se constituent un peu partout, notamment sur les campus. L’ultra-cohérence de son raisonnement trouve encore des fans inconditionnels, que le spécialiste de la pensée libertarienne Sébastien Caré appelle avec humour les « randroïdes ». Toutes les réponses sont dans le monologue de John Galt, et la moindre critique sur les dires de Rand est un affront. En effet, le randien a des chances d’être pris de panique devant une situation inexplicable, là où l’homme qui a laissé une place au doute est mieux préparé.

Lorsqu’on lit que “toutes les réponses sont dans le monologue de John Galt, et la moindre critique sur les dires de Rand est un affront”, une concrétisation de cela plutôt que la répétition d’un on-dit eût été bienvenue, car aucun exemple n’est donné. Mathilde Berger-Perrin en a-t-elle observé la manifestation au sein d’une “communauté de randiens” ? Ce que j’ai observé pour ma part colle difficilement avec cette représentation : si les Objectivistes considéraient la moindre critique de Rand comme un affront, pourquoi les inviteraient-ils à discuter avec eux par exemple ? Ce que j’ai observé par ailleurs, c’est que les “critiques” (je parle des idées, pas des personnes) d’Ayn Rand sont la plupart du temps assez stupides, de fait, parce que souvent basées sur une méconnaissance ou sur des fausses représentations et font passer une critique personnelle pour une critique d’idée (ni Sébastien Caré, ni Mathilde Berger-Perrin ne dérogent à cela). Et cela, on peut le montrer objectivement, c’est ce que j’ai fait dans la première partie. Par exemple, dire que Rand déduit sa morale à partir de “A est A” ou qu’elle ne laisse pas de place au doute, ce ne sont pas des “critiques” de Rand, c’est simplement raconter n’importe quoi et ne pas connaître son sujet.

Est-ce que le paragraphe qui précède revient à dire que “la moindre critique sur les dires de Rand est un affront” ? Je laisse cela au jugement rationnel du lecteur.

Quant à la dernière phrase, le fameux “randien pris de panique devant une situation inexplicable”, c’est la même chose : on aurait bien aimé, là aussi, avoir un exemple de cela dans la réalité, plutôt qu’une accusation gratuite. Parce que, si on comprend correctement la philosophie d’Ayn Rand, on ne voit pas de quoi Mathilde Berger-Perrin parle : la philosophie préconise des principes abstraits, pas des prescriptions concrètes. Ainsi, lorsque Rand préconise la rationalité, elle implique aussi des principes à appliquer face à une situation nouvelle et/ou inconnu, à savoir : s’enquérir des faits, les identifier, les intégrer à ses connaissances, corriger ses erreurs antérieures si nécessaires… et elle a toujours dit (et on y reviendra plus bas, citations à l’appui) que l’homme n’était pas omniscient, ce qui est bien sûr évident.

Qu’il y ait des admirateurs d’Ayn Rand qui comprennent sa philosophie n’importe comment, sans aucun doute : c’est le lot de toute philosophie. Mais prendre cette mécompréhension comme norme pour évaluer la philosophie en question, c’est, dans le meilleur des cas, avouer qu’on a le même niveau de compréhension que l’adulateur écervelé, et dans le pire des cas, ce n’est pas honnête intellectuellement.

Rand n’a pas confronté sa pensée à celles des autres ?

Page 61, nous retrouvons une musique qui ressemble à ce que nous avons déjà entendu avant :

Terrorisée par la contradiction, Ayn Rand a peu confronté sa pensée à celle des autres. Sa biographe Anne C. Heller l’analyse comme un symptôme de sa peur de l’incertitude…

Il est factuellement faux de dire qu’Ayn Rand a peu confrontée sa pensée à celle des autres et sans fondement de dire qu’elle était “terrorisée par la contradiction”. Mais on n’hésite pas, dans ce passage, à faire de la psychologisation arbitraire. (Psychologiquement, il me semblerait plus crédible de dire que Rand n’éprouvait pas le besoin vital d’avoir l’approbation d’autrui, ce qui correspond à sa philosophie.) Je ne répéterai pas les éléments de preuves que j’ai déjà donnés précédemment infirmant l’idée selon laquelle elle détestait la contradiction, mais j’ajouterais simplement quelques éléments sur l’idée qu’elle aurait “peu confronté sa pensée à celle des autres”.

Revenons premièrement à quelque chose de très simple. Ayn Rand a d’abord confronté sa pensée à celle des autres de la manière la plus élémentaire : elle a publié des livres. Ces livres, malgré leur succès commercial, ont souvent été ignorés par la critique quand ils ne furent pas le prétexte de calomnies. Le plus souvent, ce sont donc plutôt les “autres” qui n’ont manifestement pas voulu se confronter à sa pensée.

Ensuite, Ayn Rand a fait des dizaines de conférences face à des publics qui n’étaient pas du tout acquis à ses idées, voire qui y étaient franchement hostiles, répondant à un très grand nombre d’objections qui lui ont été opposées, et qui nous permettent d’ailleurs aujourd’hui de mieux comprendre sa philosophie sur certains points. Je serais curieux de savoir combien de philosophes ont eu le courage de faire ainsi face à des publics aussi hostiles que Rand.

D’autre part, j’y reviens encore, mais dans sa correspondance, Rand confronte extensivement sa pensée aux autres. Les exemples sont multiples, mais on pourra lire cette lettre au philosophe Walter Terence Stace, où elle lui demande spécifiquement, en tant qu’il est un défenseur de l’altruisme (donc en tant qu’il pense différemment d’elle), son point de vue sur sa pensée.

On sait du reste que certaines idées d’Ayn Rand lui sont précisément venues de la confrontation avec les autres. Ainsi, elle raconte dans son séminaire d’épistémologie (reproduit dans la seconde édition de Introduction to Objectivist Epistemology) que c’est en débattant avec un jésuite thomiste qu’elle est arrivée à sa théorie de l’omission de la mesure.

Bref, de nombreux témoignages et documents attestent que Rand a discuté de sa philosophie avec une multitude de gens, amateurs ou professionnels. Toutefois ce n’est peut-être pas ce à quoi songe Mathilde Berger-Perrin lorsqu’elle dit “confronter sa pensée à celle des autres”. Peut-être que ce qu’elle veut dire par là c’est : Rand aurait dû publier dans des revues académiques et/ou participer à des débats publics et/ou aurait dû répondre davantage à certaines critiques.

À cet égard je citerais d’abord un passage de l’introduction de la somme académique A Companion to Ayn Rand :

Lorsque Rand s’engage avec les traditions intellectuelles de son époque, elle le fait en tant qu’outsider, et souvent un outsider hostile. À cet égard, elle est comparable à des intellectuels de la première modernité tels que Bacon, Descartes, Locke et Spinoza. La comparaison que je fais n’est pas en termes de stature intellectuelle de ces penseurs, mais en ce qui concerne leur relation à l’establishment intellectuel de leur temps. Lorsqu’ils écrivaient, les universités étaient dominées par la scolastique, une tradition intellectuelle établie avec un vocabulaire établi, des postulats partagées, une structure institutionnelle, des conventions de discours et une méthode de reconnaissance mutuelle. Plutôt que de développer et de présenter leurs idées au sein de cette structure, les intellectuels de la première modernité tracèrent leur propre voie. Ils trouvèrent leur propre public et expliquaient souvent leurs idées d’une manière qui faisait peu référence à l’establishment. Lorsqu’ils discutaient de la scolastique, c’était souvent en des termes que les scolastiques devaient considérer comme manquant de nuances dans leurs arguments et banalisant les différences entre leurs positions (par exemple, les différences entre scotistes et thomistes). De la même manière, les remarques souvent méprisantes de Rand sur la philosophie académique du milieu du vingtième siècle ne lui ont pas valu beaucoup d’amis dans les départements de philosophie de l’époque. Cependant, cinquante ans plus tard, la plupart des philosophes universitaires ne tiennent pas beaucoup plus que Rand en estime les positions qu’elle rejetait (par exemple, le positivisme logique et le subjectivisme flagrant concernant les principes éthiques) dans les années 1960.

Pour ce qui est des débats, je ne sais pas si les autres philosophes de sa génération en ont tellement faits, mais quoiqu’il en soit, la problématique est assez semblable à celle du monde académique : pour qu’un débat soit utile et intelligible, il faut un minimum de socle commun. Il faut du moins une certaine connaissance commune du sujet dont on débat. Pour débattre de la philosophie d’Ayn Rand, il faut préalablement connaître cette philosophie, pour savoir de quoi on parle. Le fait est que les intellectuels de son époque qui avaient une vision opposée à elle ne connaissaient pas le moins du monde sa philosophie et ne montraient aucun désir de la connaître. Ayn Rand ne pouvait naturellement pas débattre de sa philosophie et l’enseigner à son opposant en même temps. C’est d’ailleurs ce que montre très bien le débat avec Jordan Peterson que nous avons évoqué dans la première partie. (En revanche, dans les livres publiés par Ayn Rand Philosophical Studies, on peut lire de vrais débats académiques entre des personnes qui connaissent un minimum la philosophie d’Ayn Rand.)

Et pour ce qui est des réponses à certaines critiques, si l’on regarde son parcours, on voit que Rand a bien confronté sa pensée à toutes sortes de gens qui montraient le désir sincère de comprendre sa philosophie et de la discuter, mais pas de ceux qui la trainaient dans la boue et/ou déformaient ses idées. L’histoire de son rapport avec Sidney Hook est un exemple symptomatique :  Dans quel contexte a-t-elle présenté pour la première fois son discours intitulé “The Objectivist ethics” ? Lors d’un colloque du Wisconsin sur le thème “Ethics in Our Time”, où il y avait d’autres philosophes, parmi lesquels Sidney Hook, avec qui elle a eu l’occasion de discuter et avec qui elle a particulièrement apprécié la conversation (on le sait par les archives de Sidney Hook qui contiennent des lettres non publiés d’Ayn Rand). Plus tard, elle lui envoya le verbatim de son discours (qui deviendra le premier chapitre de The Virtue of Selfishness) et un exemplaire de For the New Intellectuals en lui demandant ce qu’il en pensait. Sidney Hook en fit la critique du New York Times, laquelle fait preuve d’un niveau d’incompréhension fondamentale à l’égard de la philosophie d’Ayn Rand et lui prête des idées n’ayant rien à voir avec les siennes. Je ne blâmerai pas trop Sidney Hook pour cela dans le contexte de cette époque, mais cela peut expliquer de la part de Rand un légitime découragement et sentiment de futilité quant au fait de poursuivre ses échanges avec lui.

Enfin, je considère quelque peu ironique la remarque de Mathilde Berger-Perrin, parce qu’en réalité, cette dernière ne se confronte à aucun moment à la pensée d’Ayn Rand. Elle ne présente ni n’étudie à aucun moment de son livre son système philosophique. Ce qu’elle présente et critique, ce sont quelques bribes éparses décontextualisées, souvent mal comprises, parfois complètement fausses ou déformées comme nous l’avons vu dans la première partie.

Une rhétorique de l’émotion ?

Page 62, Mathilde Berger-Perrin, reprend encore une fois Heller — laquelle reprenait Nathaniel Branden — en y ajoutant sa propre dose de psychologisation arbitraire :

Arrogance intellectuelle ? Plutôt une confiance plus grande dans son talent de romancière que d’essayiste, comme elle le laisse paraître lors d’une conférence en 1967 avec Albert Ellis, un psychologue reconnu de l’époque. Lorsque ce dernier juge ses personnages trop irréels pour inspirer le lecteur, Rand se retranche dans une rhétorique de l’émotion : “Suis-je irréelle ? Suis-je un personnage qui ne peut pas exister ?” 

Mathilde Berger-Perrin, une fois encore, décontextualise les choses. Dans ce débat — car c’était un débat public entre Albert Ellis et Nathaniel Branden, pas une conférence  — Albert Ellis était, selon la propre source de cette anecdote, dans une agressivité provocatrice et une harangue. (Plus tard, il traitera les Objectivistes de nazis.) Dans ce contexte, il est possible que Rand ait eu une compréhensible réaction d’agacement suite à une accumulation de provocations. Cela signifie-t-il pour autant que sa réaction était irrationnelle comme Mathilde Berger-Perrin semble le suggérer ? Selon la théorie Objectiviste des émotions, une réaction émotionnelle n’est pas nécessairement irrationnelle : les émotions étant le produit des idées, si les idées sont rationnelles, les réactions le sont aussi. Et on peut analyser cet échange en termes d’idées.

Quelle est ici l’idée qui est en jeu ? Celle selon laquelle les personnages des romans d’Ayn Rand seraient “irréels”. La réponse d’Ayn Rand est en substance : “Je suis la preuve du contraire.” Contrairement à beaucoup de philosophes académiques, Ayn Rand a conçu une philosophie qui n’était pas un pur jeu intellectuel, mais une philosophie faite pour être pratiquée, pour être vécue. Et elle considérait qu’elle-même était en accord avec ce qu’elle professait. (Si Mathilde Berger-Perrin pense qu’Ayn Rand contredisait sa propre philosophie, il lui incombe de le prouver. Mais pour ce faire, il lui faudrait d’abord connaître la philosophie d’Ayn Rand.) Dans la postface d’Atlas Shrugged en 1957, qui n’a nullement été écrite sous le coup de l’émotion, Rand dit en effet :

Ma vie personnelle est un post-scriptum à mes romans ; elle se résume à la phrase : « Et je le pense. » J’ai toujours vécu suivant la philosophie que je présente dans mes livres — et cela a fonctionné pour moi, comme cela fonctionne pour mes personnages. Le concret diffère, mais les abstractions restent les mêmes.

(…)

J’espère que nul ne me dira que des hommes tels que ceux sur lesquels j’écris n’existent pas. Le fait que ce livre ait été écrit et publié est ma preuve qu’ils existent.

L’idée d’Ayn Rand est donc en substance la suivante : “si moi je peux le faire, c’est que c’est possible”. Mais comment faut-il comprendre cette idée “d’être comme un personnage d’Ayn Rand” ? Cela nous renvoie au principe vu plus haut de la “pensée par l’essence”. Il y a une précision capitale lorsqu’elle dit : “Le concret diffère, mais les abstractions restent les mêmes.” Dans son appendice aux lecteurs de The Fountainhead en 1945 (et à d’autres endroits dans ses œuvres), Rand explique ce que “être comme Roark” signifie. Cela ne veut pas dire être littéralement comme lui, mais comprendre et appliquer les principes abstraits que Roark essentialise :

Les lecteurs m’ont demandé si mes personnages sont des “copies de personnes réelles de la vie publique” ou s’ils ne sont “pas du tout des êtres humains, mais des symboles”. Ils ne sont ni l’un ni l’autre. Mes personnages ne sont pas des copies de personnes réelles. Nul écrivain sérieux ne “copie” les gens de cette manière naïve et journalistique. Ce que j’ai fait, c’est observer la vie réelle, analyser les raisons qui font que les gens sont tels qu’ils sont, en tirer une abstraction, puis créer mes propres personnages à partir de cette abstraction. Mes personnages sont des individus dans lesquels certaines caractéristiques humaines sont plus nettement et systématiquement mises en avant que chez la moyenne des êtres humains.

Les lecteurs m’ont demandé s’il existe un véritable prototype de Howard Roark. Littéralement, non. Essentiellement, oui. Tout homme qui a un sens inné de l’indépendance et de l’estime de soi, ainsi qu’une étincelle d’esprit créatif, a du Roark en lui dans cette mesure.

Un lecteur m’a écrit en disant que Roark “ne pourrait pas être un être humain”. En réalité, Roark est le seul véritable être humain du livre — car il incarne précisément ces qualités qui constituent un être humain, par opposition à l’animal.

Ainsi, lorsque Ellis dit que les personnages de Rand sont irréels, on peut interpréter la réaction d’Ayn Rand sous la forme suivante : “Une telle affirmation implique qu’il est impossible de vivre accord avec les principes abstraits que mes personnages essentialisent. C’est pourtant ce que je fait.” Est-ce une objection légitime ? À mon sens, totalement. Qualifier cela de “rhétorique de l’émotion” c’est justement esquiver l’objection de façon rhétorique.

Un autre indicateur du fait que la réplique de Rand n’est pas de l’émotionnalisme, est que, de façon semblable, elle s’est prise elle-même en exemple dans des contextes où aucune hostilité n’était impliquée. Ainsi dans son interview tout à fait cordiale avec Garth Ancier, où ce dernier lui demande une preuve de sa théorie du rapport raison-émotion, elle commence par répondre de la même manière qu’elle-même est est une preuve et se propose d’être testée. (Écouter à partir de 12 mn08.)

Revenons à Mathilde Berger-Perrin, qui ajoute ensuite :

Sa philosophie et elle ne font qu’une, et c’est peut-être ce qui constitua le principal obstacle à sa reconnaissance universitaire.

Soyons plus exact : ce que Rand a toujours revendiqué, comme on l’a déjà montré, c’est simplement qu’elle pratiquait ce qu’elle professait, ce qui semble être la moindre des choses pour un philosophe. Que ne dirait-on pas dans le cas contraire ? Cela n’implique absolument pas que l’on ne pourrait pas séparer sa philosophie de personne, comme le prouve une citation que j’ai déjà mis dans la partie précédente. (Et qui explique du reste pourquoi elle n’aimait pas le mot “randisme” et qu’elle a choisi “Objectivisme”.)

Car si Mathilde Berger-Perrin sous-entend qu’il y aurait d’un côté la philosophie, qui n’aurait rien à voir avec la réalité, qui ne serait pas faite pour être mise en application, qui serait seulement une pure construction intellectuelle dans un autre monde — et de l’autre, la vie, la réalité, qui serait un monde parallèle où l’on ne s’embarrasserait pas de philosophie — alors, oui, on peut dire qu’en cela, Ayn Rand était opposée à l’approche universitaire de son temps, et à raison. C’est même pour cela qu’elle pensait que tout philosophe devrait aussi être romancier : pour montrer ce que vivre par sa philosophie veut dire. Toute philosophie a une finalité pratique, sans quoi elle n’a strictement aucune valeur.

Lecture de seconde main ?

Page 62, une remarque qui, venant de Mathilde Berger-Perrin, ne manque pas de sel :

Son commentateur français Alain Laurent rappelle qu’ “Ayn Rand n’a pas lu les textes des auteurs qu’elle fustige, elle ne les connaît que de seconde main via des commentateurs visiblement peu fiables.”

Remarquez l’usage du verbe “rappelle”, comme s’il était question d’un fait établi. Ensuite l’ironie est poussée à l’extrême ici : comme nous l’avons vu et nous allons continuer à le voir, dans son livre, Mathilde Berger-Perrin, passe son temps à baser son avis et sa connaissance d’Ayn Rand à travers des commentateurs, dont on a montré la fiabilité. C’est d’ailleurs très exactement ce qu’elle est en train de faire dans ce passage même.

Sur le fond, je me contenterai ici de citer un extrait de l’interview que m’a donné Shoshana Milgram en 2018 :

Shoshana Milgram Knapp

Alain Laurent consacre le dixième chapitre de Ayn Rand ou la passion de l’égoïsme rationnel (2011) au sujet : “Une philosophe ?” Page 205, il affirme qu’il est maintenant prouvé qu’Ayn Rand s’est fondée uniquement sur des commentateurs. Mais sa “preuve” réside dans ses désaccords avec la considération et l’évaluation d’Ayn Rand des philosophes, ainsi qu’avec son point de vue d’après lequel d’autres philosophes qui ont écrit sur l’égoïsme ont anticipé ses idées. Les deux questions pourraient constituer des points de départ pour la discussion suivante : Alain Laurent a-t-il raison concernant ces divers philosophes ou est-ce Ayn Rand qui a raison ? Les philosophes mentionnés par Alain Laurent ont-ils réellement exprimé ses idées avant elle, ou ses idées sont-elles fondamentalement différentes de celles de Stirner et Spencer par exemple (ou de Chernyshevsky, qu’il ne mentionne pas) ? Mais ces discussions ne serviraient pas à établir (ou à réfuter) le point en jeu : l’idée selon laquelle elle aurait tiré ses conclusions sur la base de commentateurs plutôt que sur une connaissance de première main.

Il ne produit aucune preuve de l’idée qu’elle se soit appuyée sur des commentateurs, comme par exemple une preuve qu’elle n’aurait pas lu les philosophes, ou une preuve que ses idées se retrouvent dans les commentateurs et non dans les sources.

Comme je l’ai indiqué au cours de l’interview, il y a des preuves de sa familiarité avec les textes lus de première main, et quiconque prétend le contraire doit en fournir la preuve.

Cela étant rappelé, il n’est pas impossible qu’Ayn Rand ait basée, comme bien d’autres philosophes, certaines de ses connaissances de l’histoire de la philosophie sur des sources secondaires. (Nous avons vu plus haut qu’elle avait lu des auteurs tels que B. A. G. Fuller, Wilhelm Windelband ou Étienne Gilson sur l’histoire de la philosophie, s’agit-il de commentateurs “peu fiables” ?) Cela me semble possible — sans aucune certitude néanmoins — pour Thomas d’Aquin par exemple (qui n’est pas un auteur qu’elle fustige), mais en faire une vérité générale établie ne repose sur absolument rien. L’argument — si on peut parler d’un argument — revient en fait à dire que si Ayn Rand dit quelque chose qui est à contre-courant des idées convenues sur un philosophe ce serait la preuve qu’elle ne le connaît pas…

Seulement les « trois A » ?

Page 62, Mathilde Berger-Perrin répète encore une sottise de Sébastien Caré, sans apparemment être allé vérifier la source originale (qu’elle ne cite pas), pourtant aisément accessible :

À ses disciples, elle ne recommande que les trois A : “Aristote, Thomas d’Aquin, et… Ayn Rand”.

Cette allégation selon laquelle Ayn Rand ne recommanderait que Aristote, Thomas d’Aquin et elle-même provient d’un seul petit événement : d’une question (dont il faut faire l’effort de comprendre le sens) qui a été adressée à Leonard Peikoff un jour de 1976 lors de son cours sur l’Objectivisme et à laquelle Ayn Rand, de façon imprévue, a répondu à la place. On peut retrouver la question et la réponse soit sur Youtube, soit dans Ayn Rand Answers.

Cette question était la suivante : “Outre Aristote et Ayn Rand, d’autres philosophes ont-ils identifié des vérités philosophiques importantes ?” Ayn Rand a répondu que Thomas d’Aquin avait aussi de la valeur en tant qu’il avait développé Aristote, mais qu’au fond, il n’y avait qu’un seul philosophe, et que c’était Aristote, parce que ce dernier a couvert tous les points essentiels. (Il faut comprendre cette affirmation dans le cadre du principe épistémologique “thinking in essentials”, penser par l’essentiel, dont je parlais plus haut.) Elle ajoute cependant que d’autres philosophes, de moindre importance selon elle, ont aussi apporté des vérités, et elle mentionne Locke en guise d’exemple, en précisant justement que les vérités qu’il avait apportées étaient moins fondamentales, et héritées d’Aristote. Et elle conclut en disant que si on parle en termes très généraux, elle répondrait à cette question par les “trois A”.

Si on écoute l’enregistrement audio, on remarque aussi qu’au moment où elle le dit, tout le monde rit de bon cœur, y compris Ayn Rand elle-même, non parce que ce qu’elle dit est risible, mais parce que le contexte rendait la déclaration incongru : elle répondait comme si elle était Leonard Peikoff, et il y avait une part de provocation assumée dans le fait de se citer soi-même. Nous sommes à des années-lumière de l’ambiance de culte autoritaire dépeinte par Mathilde Berger-Perrin.

C’est ce seul événement qui s’est transformé en : “Elle ne recommande que trois auteurs dont elle-même.”…

Nous avons vu dans la première partie de cette critique un extrait de “The Chickens’ Homecoming” où elle dit du bien Platon et Spinoza. Pourquoi ne les cite-t-elle pas dans la question évoquée ? Tout simplement parce que c’est une chose d’avoir une certaine considération pour certains auteurs (et/ou de les recommander), c’en est une autre d’identifier ceux qui ont découvert des vérités philosophiques fondamentales.

En réalité, Ayn Rand a recommandé nombre d’auteurs (sans parler des auteurs de fictions). Par exemple, elle a toujours recommandé Isabel Paterson, Henry Hazlitt ou Ludwig von Mises. Dans la bibliographie de livres recommandés à la fin de Capitalism: The Unknown Ideal, elle recommande 25 auteurs différents. Dans son article “The Stimulus and the Response” — et cela pourrait en surprendre plus d’un — elle recommande même un article de Noam Chomsky. Dans ses magazines, il y avait des recommandations de lecture comme par exemple Brand Blanshard, Wilhelm Windelband ou Maria Montessori. C’est même précisément parce que diverses lectures étaient recommandées que Rothbard a inventé le mythe d’un “Index des Livres Autorisés” chez les Objectivistes. Mais ces recommandations ne signifient pas qu’Ayn Rand considère que ces auteurs ont identifié des vérités philosophiques fondamentales, là est la différence.

D’ailleurs, lorsqu’on a demandé à Ayn Rand en interview si un Objectiviste lirait Kant, Marx ou Camus, voici ce qu’elle a répondu :

Voulez-vous insinuer que l’Objectivisme a une liste de livres proscrits, comme l’Église catholique ? Il n’y a aucune règle concernant ce qu’un Objectiviste, ou tout homme rationnel, devrait ou ne devrait pas lire. Le choix de lecture dépend de l’objectif de chacun. Si vous vous intéressez à la philosophie, si vous souhaitez étudier les idées et leur histoire, alors vous devriez certainement lire ces auteurs.

En fait, on peut se demander si la critique de Mathilde Berger-Perrin (et de Sébastien Caré) n’est pas purement quantitative. Au fond, ne reprochent-t-ils pas à Ayn Rand de ne pas être d’accord avec assez de philosophes ? Si elle est fondamentalement en désaccord avec eux, pourquoi devrait-elle les recommander ? Ou bien, peut-être, lui reproche-t-on de ne pas être assez conciliante, de ne pas faire de compromis ? D’être trop indépendante ? Cela reviendrait à lui reprocher sa philosophie elle-même, et le cas échéant, c’est sur un plan philosophique — sur le plan des idées — qu’il faudrait discuter, sans prendre certaines prémisses pour acquises.

Insultes ?

Page 65, on continue dans la caricature :

Mises et Rothbard, autrefois admirateurs, et Hayek se sont littéralement fait traiter de tous les noms. [Note de bas de page : Hayek récupère quelques noms d’oiseaux tels que “trou du cul”, “fou abyssal” dans Ayn Rand, Michel S. Berliner, Letters of Ayn Rand, NAL, 1997.]

Je ne peux m’empêcher de réagir d’abord à un terme que Mathilde Berger-Perrin attribue à Rand envers Hayek. Mathilde Berger-Perrin répète ici, encore une fois, une sottise de Sébastien Caré, due à une méconnaissance de la langue anglaise. (Soit dit en passant, il faut dire à Mathilde Berger-Perrin, lorsqu’elle parle de Red Pawn page 25 que “Island” en anglais n’est pas la même chose que “Iceland”.) Sébastien Caré dit en effet que Rand traite Hayek de “t.. du c..”. Or en anglais, cette vulgarité se dit “asshole” et Ayn Rand n’a jamais employé ce terme. Elle a employé le mot “ass”, qui utilisé seul comme un qualificatif désobligeant, signifie “âne”.

Et contrairement à la source indiquée par Mathilde Berger-Perrin, ce n’était pas du tout dans sa correspondance (le pauvre Michael Berliner voit son prénom écorché, et l’année de la publication modifiée), mais dans des notes privées en marge de son exemplaire privée de La Route de la servitude, qui n’étaient écrites que pour elle-même, et où elle commente certains passages. (Elle ne se contente pas de le qualifier d’âne gratuitement, cela se trouve au sein d’un commentaire.)

Le “fou abyssal” est une traduction discutable également. Dans La Route de la servitude, Hayek écrit qu’il ne veut pas que son opposition au planisme soit confondue avec une “une attitude de laissez faire dogmatique”. Ayn Rand a souligné ce passage dans son exemplaire et a écrit en marge : “The God damned abysmal fool!” Le mot “fool” qui n’est certes pas aimable, peut être traduit de différentes façons : “sot”, “ridicule”, “dupe”, “idiot”, “fou”, “bête”… mais au-delà de son caractère désobligeant, ce mot veut surtout désigner une personne qui se fait avoir facilement, quelqu’un qui tombe dans le panneau. D’ailleurs, le mot “fool” est aussi un verbe en anglais qui signifie “tromper”, “duper”, “berner” ou “leurrer”.

Toujours concernant Hayek, Mathilde Berger-Perrin ajoute :

Hayek, “le vrai poison”, est accusé de “lâcheté morale”, “middle-of-the-roader” pour défendre un capitalisme de compromis dans lequel l’État aurait un rôle à jouer pour éviter le dénuement aux citoyens.

Ici, Mathilde Berger-Perrin fait bien référence à la correspondance de Rand, mais elle mélange tout. Voici le passage de la lettre à laquelle elle fait référence :

Comme exemple de notre ennemi le plus pernicieux, je nommerais Hayek. Celui-là, c’est un vrai poison. Oui, je pense qu’il fait plus de tort que Stuart Chase. Je pense que Wendell Willkie a fait plus pour détruire le Parti républicain que Roosevelt. Je pense que Willkie et Eric Johnston ont fait plus pour la cause du communisme que Earl Browder et The Daily Worker. Remarquez la technique du Parti communiste, qui demande à leurs propagandistes les plus efficaces d’être ce qu’on appelle des « non-membres tactiques ». C’est-à-dire qu’ils ne doivent pas être communistes, mais se présenter comme « centristes » [middle-of-the-roaders] aux yeux du public. Les communistes savent que de tels propagandistes sont bien plus dévastateurs pour la cause du capitalisme avec ce faux semblant de « centrisme » [middle-of-the-road].

Personnellement, chaque fois que je suis confronté à un conservateur qui se compromet, cela me rend malade. Mais mon attitude est la suivante : si cet homme se compromet par ignorance, je considère que cela vaut encore la peine de l’éclairer. S’il se compromet par lâcheté morale (ce qui est la raison dans la plupart des cas), je ne veux pas lui parler, je ne veux pas qu’il soit de mon côté, et je ne pense pas qu’il vaille la peine d’être converti.

Remarquez également la présentation subjectiviste de Mathilde Berger-Perrin : elle ne dit pas objectivement quelle action entreprendrait l’État selon Hayek et auxquelles s’oppose Rand, elle remplace cela par les intentions (“éviter le dénuement des citoyens”), ce qui est précisément aussi l’un des points que Rand reprochait à Hayek. Ainsi, dans ses notes privées en marge de La Route de la servitude, lorsque Hayek écrit : “Nous ne citerons que des auteurs dont le désintéressement et la sincérité sont au-dessus de tout soupçon.” Rand commente en marge : “Quand cesseront ils de se soucier des intentions et examineront ils les idées ? Un idiot bien intentionné reste un idiot.”  Ou bien, à un autre moment, elle commente en marge : “Le problème avec ce livre est que Hayek parle des totalitaires sur la base de leur propre estimation d’eux-mêmes — c’est-à-dire comme une école de pensée sérieuse qui se préoccuperait de morale et de philosophie — au lieu de les traiter pour ce qu’ils sont — le vice intégral en roue libre.” Ou lorsque Hayek écrit : “Regardons franchement la réalité ; admettons que la liberté ne s’obtient qu’à un certain prix et que l’homme doit faire de durs sacrifices matériels pour la conserver.” Rand commente en marge : “Quel idiot ! Il fait comme si en renonçant à la liberté, les gens obtenaient vraiment la ‘sécurité matérielle’. Il accepte encore la prémisse socialiste. Seule la liberté procure et peut procurer une sécurité quelle qu’elle soit.” Rand n’est évidemment pas contre “éviter les dénuement des citoyens”, simplement elle considère que c’est la liberté qui évite le dénuement des citoyens.

Concernant Ludwig von Mises, on ne sait pas à quoi Mathilde Berger-Perrin fait référence, et elle n’indique aucune source quant à lui. Dans ses notes de marges des ouvrages de Ludwig von Mises (que l’on peut consulter dans Ayn Rand’s Marginalia) qui, je le rappelle, n’étaient écrites que pour elle, Ayn Rand le critique de façon parfois très virulente, mais elle ne le traite absolument pas de “tous les noms”.

Et enfin pour ce qui est de Rothbard, Mathilde Berger-Perrin est un peu plus spécifique, page 66 :

Quant à Rothbard, le lecteur connaît désormais les raisons personnelles qui en font son “ennemi juré”.

Le lecteur de la présente critique sait désormais que “les raisons” qu’elle sous-entend sont une rumeur déformée et plus que douteuse. Par dessus le marché, Mathilde Berger-Perrin reprend sans vérifier (encore une fois) la fausse traduction de Sébastien Caré qui transforme “avowed enemies” (“ennemis revendiqués”, et au pluriel car Rand parle des libertariens en général, pas de Rothbard en particulier) en “ennemi juré”.

Le fait que, par exemple, Rothbard ait publié en 1972 (deux avant la lettre où Rand écrit cela) un article anti-Objectiviste, constitué de calomnies et d’inventions (ce que Rothbard aurait reconnu plus tard auprès de James Valliant) intitulé “The Sociology of the Ayn Rand Cult” puisse jouer un rôle dans le fait qu’Ayn Rand dise dans une lettre privée que Rothbard et les libertariens sont ses “ennemis revendiqués” ne vient pas à l’esprit de Mathilde Berger-Perrin.

Un apaisement psychologique ?

Page 66, on reprend encore un procès d’intention de Sébastien Caré :

C’est comme si elle avait “échafaudé un tel système pour apaiser ses disciples, disposer d’un arsenal de réponses simples et systématiques à leurs éventuelles interrogations et, dans ce dernier exercice, ne jamais se contredire.

Pour que ce genre d’accusation gratuite puisse avoir un semblant de crédibilité, encore eût-il fallu que le système Objectiviste eût été construit après qu’Ayn Rand ait eu des “disciples”. Or historiquement, Ayn Rand a eu des disciples parce qu’elle avait un système philosophique et non l’inverse. Le plus tôt possible que l’on puisse remonter pour parler de “disciple” c’est 1950. Or il y a de la documentation — que ce soit ses journaux personnels, sa correspondance, ses publications, des témoignages, etc — qui montrent qu’à l’époque, son système était déjà en grande partie pensé (même si d’autres développements sont venus par la suite). Et non seulement à l’époque où elle était en train de créer son système elle ignorait qu’elle allait avoir des disciples, mais elle l’ignorait d’autant plus que ce n’est pas elle qui a créé ses cercles d’étudiants, mais Nathaniel Branden, précisément parce qu’il voulait faire connaître son système à d’autres personnes.

Nous l’avons vu dans la première partie, Mathilde Berger-Perrin ne connaît et ne comprend pas grand-chose au système Objectiviste, et Sébastien Caré non plus au demeurant (même si cela demanderait un autre article pour le prouver), par contre, ils n’ont aucune difficulté à faire des procès d’intention et de la psychologisation arbitraire sur la base de ce qu’il ne connaissent ni ne comprennent. Avec toute la bienveillance du monde, il est difficile de ne pas y voir une façon d’esquiver la confrontation avec les idées. Vous êtes en désaccord avec l’Objectivisme ? Examinez les arguments fondamentaux et essayez de les réfuter. Mais affirmer arbitrairement que ce système n’est en fait qu’un faux-semblant sans même savoir ce qu’est ce système, est-ce honnête ?

Le déni du cancer ?

Page 85, un incontournable :

On peut l’imaginer d’abord dans un déni, similaire à celui qu’elle eut face au médecin qui lui sommait de cesser de fumer pour ne pas empirer son cancer du poumon.

Dire qu’Ayn Rand était “dans le déni” ne correspond pas à ce que l’on sait. Elle a simplement demandé à son médecin des raisons. Son médecin lui en a donné, et elle a arrêté de fumer immédiatement à partir de ce moment-là jusqu’à sa mort. Voici le témoignage de son médecin, publié dans 100 Voices: On Oral History of Ayn Rand

C’est moi qui fit le diagnostic. Ce fut un moment dramatique. Je m’en souviens clairement. Elle était fumeuse, et je lui répétais d’arrêter de fumer. (…) Elle disait : « Donnez-moi une explication rationnelle pour laquelle je devrais arrêter de fumer. » Elle était très axée sur la rationalité. Je venais juste de recevoir ses radiographies, que j’ai placées sur mon écran de visualisation. Il y avait une masse dans son poumon, et j’ai tapé sur la radiographie en disant : « Voilà une excellente raison. » Elle a rapidement éteint sa cigarette, et je lui ai dit : « Je crains, ma chère, qu’il ne soit trop tard. »

J’ai ajouté : « La situation est très préoccupante, car vos précédentes radiographies étaient normales. » Je la soumettais à une radiographie chaque année parce qu’elle était fumeuse. J’ai dit : « Il est probable que ce ne soit pas de bonnes nouvelles, et vous allez devoir faire ceci pour vous en occuper. »

Je sais qu’elle avait été une fumeuse régulière toute sa vie. Elle n’était jamais dans mon bureau sans une cigarette. Elle savait exactement ce qui avait causé son cancer. Elle n’a plus jamais touché une autre cigarette.

On peut parfaitement dire que Rand a commis une erreur personnelle à ce sujet — et ce n’est pas la seule qu’elle a faite dans sa vie — en pensant qu’il n’y avait pas de preuve que la cigarette causait le cancer, et elle en a payé le prix (elle n’en est pas morte mais a dû être opérée). Toutefois les explications psychanalytiques arbitraires comme “elle était dans le déni” ne reposent sur rien. Dans son contexte et le contexte de son époque, on peut expliquer pourquoi elle a commis cette erreur. L’argument qu’on lui faisait valoir était statistique : parmi les fumeurs, il y a plus de gens qui ont un cancer. Et elle refusait cet argument pour une raison pleinement valide : cum hoc ergo propter hoc (“corrélation n’est pas causalité”). Et en effet, si, pour quelque chose de véridique, les arguments que l’on vous fait valoir ne sont pas les bons ou ne sont pas conclusifs, il est légitime de ne pas être convaincu.

Nous touchons là à un point important de la philosophie d’Ayn Rand. Elle a toujours dit que l’homme n’était pas omniscient ou infaillible, et donc que l’infaillibilité ou l’omniscience ne pouvait en aucun cas être utilisée comme norme d’évaluation, car cela serait une forme de mysticisme. Une philosophie, que ce soit l’Objectivisme ou n’importe quelle autre, ne rend et ne peut rendre ni infaillible ni omniscient, et naturellement, elle-même ne l’était pas et n’a jamais prétendu l’être. Je cite le discours de John Galt : 

Une erreur de connaissance n’est pas un défaut moral, pourvu que vous soyez prêt à la corriger ; seul un mystique jugerait les êtres humains d’après la norme d’une impossible et automatique omniscience.

Un autre point important, philosophiquement, est que toute idée, même vraie, ne peut être acceptée sur la foi. (Je renvoie à mon article sur les racines métaphysiques et épistémologiques de la vertu d’indépendance.) D’ailleurs, on ne peut pas savoir si une idée acceptée sur la foi est vraie ou pas. Je cite à nouveau le discours de John Galt :

Ne dites pas que vous craignez de vous fier à votre esprit parce que vous en savez si peu. Est-il plus sûr de vous livrer aux mystiques en abandonnant le peu que vous savez ? Vivez et agissez dans les limites de vos connaissances et continuez à les accroître jusqu’aux limites de votre vie. Rachetez votre esprit auprès des monts-de-piété de l’autorité. Acceptez le fait que vous n’êtes point omniscient, mais que ce n’est pas en faisant le zombie que vous le deviendrez — que votre esprit n’est pas infaillible, mais que ce n’est pas en vous en débarrassant que vous le deviendrez — qu’une erreur commise par vous est plus sûre que dix vérités acceptées sur la foi, car la première vous préserve les moyens de la corriger, tandis que la seconde détruit votre capacité à distinguer la vérité de l’erreur. Au lieu de rêver d’être un automate omniscient, acceptez le fait que toute connaissance acquise par l’homme l’est par sa propre volonté et son propre effort, et que c’est là sa distinction dans l’univers, sa nature, sa moralité, sa gloire.

Philosophiquement, la question cruciale est donc la suivante : quel principe vaut-il mieux suivre dans la vie ? Vaut-il mieux accepter sur la foi en toute circonstances ce que disent les autorités, même si on ne le comprend pas, même si l’on en connaît pas la raison ? Ou vaut-il mieux se faire toujours son propre jugement indépendant et demander des raisons pour tout ce que l’on accepte, quitte à faire des erreurs et à en subir soi-même les conséquences ? Lequel de ces deux principes assurera, dans sa globalité, une vie réussie ?

Déformation professionnelle ?

Nous finirons notre critique avec un dernier petit exemple de psychologisation arbitraire, page 90-91 :

La particularité du féminin serait un “hero-worship”, une admiration de l’héroïsme : “L’essence de la féminité est le culte du héros, soit le désir d’admirer l’homme.” Déformation professionnelle : Ayn Rand voit les femmes à travers le prisme des fonctions narratives qu’elles ont dans ses romans.

Ne lui est-il pas venu à l’esprit qu’au contraire, Ayn Rand représente dans ses romans les femmes telles qu’elle voit la féminité ? Que l’on soit d’accord ou pas avec sa vision de la psychologie féminine, dire que sa vision de la femme relève d’une “déformation professionnelle” ne repose sur absolument rien, une fois encore.

Épilogue

Ma critique du livre de Mathilde Berger-Perrin s’arrête ici. Malgré la longueur, je n’ai fait qu’effleurer l’ensemble des points dont j’ai parlé, sans compter ceux dont je n’ai pas parlé. C’est la fameuse “loi de Brandolini”.

Mathilde Berger-Perrin dit page 66 que l’œuvre d’Ayn Rand “manque de références”. En 2017, expliquant pourquoi Ayn Rand n’avait pas besoin de se réclamer à tour de bras d’une “tradition intellectuelle”, j’écrivais ceci :

C’est souvent une forme de lâcheté intellectuelle qui traduit une crainte vis-à-vis de l’indépendance d’esprit, donc de la rationalité ; un besoin d’approbation ; une peur d’être le premier à dire quelque chose, de ne pas avoir été validé par les autres ; un désir de sécurité, de légitimité et de reconnaissance vis-à-vis d’autrui, en s’inscrivant dans une tradition intellectuelle déjà existante et déjà reconnue, avec des noms illustres. “D’autres l’ont déjà dit avant nous, et ce n’était pas n’importe qui ! Je ne suis pas le premier à dire ça.” Cette “prudence” mal placée constitue un acte d’abdication de la logique et de la raison au profit de l’argument d’autorité. En somme, cela traduit dans bien des cas une dépendance du jugement.

Puis en 2018, dans un autre article :

Ayn Rand ne commence pas sa philosophie par le milieu, mais par le début. Elle ne cherche pas à construire sa philosophie en commençant “là où la dernière génération l’a laissé”. Elle ne cherche pas l’approbation des philosophes, ne cherche pas à s’inscrire dans une tradition ou à construire sa pensée en cherchant à se situer par rapport à des catégories philosophiques préalablement existantes. (… Ayn Rand était indépendante au sens où ses idées sont de première main.) Elle ne cherche pas à résoudre le problème de savoir où situer l’éthique d’Aristote parmi les catégories modernes de la morale, qui est le genre de préoccupation typiquement académique, où l’on philosophe à partir des autres philosophies au lieu de philosopher à partir de la réalité. La philosophie n’était pas pour Ayn Rand un sujet académique ou de discussions pour salons, mais une question de vie ou de mort.

Si vous voulez voir ce que donne l’attitude opposée, le livre de Mathilde Berger-Perrin est un bon exemple. Elle ne manque pas de références, puisqu’elle n’hésite pas à répéter les sottises des autres (qui eux-mêmes faisaient pareil) sans examiner la réalité du sujet dont elle parle. Cela fait en effet des notes de bas de page (donc des “références”). Et le processus peut ensuite se reproduire : le livre de Mathilde Berger-Perrin sera probablement cité en tant que source, peut-être sur Wikipedia, peut-être dans des articles de presse, peut-être dans d’autres livres (de la même manière que Mathilde Berger-Perrin cite Alain Laurent ou Sébastien Caré en tant que source). Elle sera peut-être invitée dans des émissions en tant qu’auteur de ce livre, passant pour quelqu’un qui connaît bien son sujet (comme Alain Laurent ou Stéphane Legrand). Et les fausses représentations d’Ayn Rand vont continuer ainsi à s’auto-alimenter.

Peu après la parution du livre, Mathilde Berger-Perrin a donné une interview pour le média belge L’Écho, où elle reprend le propos de son livre, déclarant que la philosophie d’Ayn Rand n’a aucune subtilité ni nuance, qu’elle ne laissait aucune place au doute, qu’elle n’accepte pas la critique, etc. Même s’il y aurait encore beaucoup à dire sur tous ces sujets, nous avons pu entrevoir au cours de cette critique le “bien-fondé” de telles assertions. Elle donna également ensuite une interview pour un média libertarien en ligne où elle fit une “présentation” de l’Objectivisme si aberrante, trompeuse et ignorante qu’elle pourrait à nouveau faire l’objet d’un article à part entière.

À l’heure où j’écris ces lignes, il n’existe pas de livre sérieux en français sur la philosophie d’Ayn Rand, alors qu’il existe une vaste littérature anglophone de qualité sur l’Objectivisme (voir la bibliographie pour quelques exemples). De surcroît, la plupart des essais de Rand n’ont pas été traduits, ou certains d’une façon très discutable, qui tendent à brouiller la compréhension du système Objectiviste plutôt qu’à la faciliter. Ainsi, si l’on ne parle pas anglais, il est actuellement impossible de connaître l’Objectivisme (ce qui semble être la moindre des choses pour pouvoir en faire la critique, du moins si l’on est honnête intellectuellement). À sa modeste échelle, ce blog a procuré quelques explications sur certains points, mais en réalité, il présuppose déjà une certaine familiarité avec la philosophie d’Ayn Rand.

Pour ce qui est d’avoir une réelle présentation de la philosophie d’Ayn Rand en français, il faut encore attendre et compter sur l’esprit critique des lecteurs.

Auteur : ObjectivismeFR

Auteur du blog "De l'Objectivisme".

Une réflexion sur « Critique de L’égoïsme comme héroïsme de Mathilde Berger-Perrin (Partie 2) »

Laisser un commentaire